« Les livres nous construisent, comme l’éducation que l’on reçoit. »
Originaire d’Hautmont, le Nordiste Abdelkrim Saïfi a été journaliste à La Voix du Nord. Il a d’abord publié une biographie de Louis Pasteur avant de se lancer dans l’écriture romanesque. Si j’avais un franc, son premier roman autobiographique, sensible et émouvant, a récolté une ribambelle de prix dont le Prix littéraire de la Grande Mosquée de Paris, le Prix de la littérature arabe des lycéens décerné par la Fondation Lagardère/Institut du monde arabe et le Grand Prix national de littérature 2024 des Lions Clubs de France. Avant de s’envoler pour New York où il a participé en mai au Festival international des auteurs francophones, Abdelkrim Saïfi a accepté de répondre à quelques questions.
Comment est née l’idée de raconter l’exil de vos parents, arrivés d’Algérie en 1948, et la vie de votre famille dans le Nord ouvrier des Trente Glorieuses ?
Abdelkrim Saïfi : Raconter cette histoire m’a taraudé pendant des années. J’ai été très longtemps fasciné par leur parcours, par la douleur de l’exil, l’arrachement à une terre, l’émigration. Cette douleur, souvent muette, est du domaine du non-dit, que ce soit chez les immigrés ou dans la société. Je voulais témoigner de cela, d’abord. Et puis il est vrai que l’image des immigrés, puis des générations suivantes, est assez abîmée par le discours médiatique et politique. Je voulais raconter la vraie vie, de l’intérieur, au-delà des fantasmes et des clichés, parfois nauséabonds.
Dans le prologue de Si j’avais un franc, vous évoquez "le temps qui passe, indifférent, qui engloutit les mémoires […] emportant et les hommes et les femmes." Votre livre est-il une tentative pour fixer par l’écriture votre histoire, celle de votre famille et, plus largement, le destin des milliers d’immigrés originaires du Maghreb installés dans le Nord depuis des générations ?
A.S. : Oui, je voulais rendre hommage à mes parents, certes, mais aussi à toutes ces générations qui partent sur la pointe des pieds, qui ont vécu des vies difficiles, ont été courageuses, ont construit un monde dont nous profitons tous. Ils ont besoin de notre affection, en tout cas de notre reconnaissance... Et dans le Nord, on a retrouvé une autre lumière, celle des êtres qu’on a côtoyés, avec qui on a vécu les mêmes vies. C’est inoubliable.
C’était comment grandir à Hautmont dans les années 1960 ?
A.S. : Je suis très surpris que mon roman ait été bien accueilli par des personnes qui ne sont pas issues de l’immigration, se reconnaissant dans ce livre parce qu’il raconte aussi la vie dans le quartier, avec tous ses habitants, quels qu’ils soient. On vivait tous très bien ensemble, avec une certaine solidarité si particulière au monde ouvrier. On garde le souvenir d’une époque, les années 1960, un peu mythifiée. On s’entendait tous bien, même si les stigmates de la guerre d’Algérie ont mis du temps à s’atténuer. Il y avait du travail pour tous, on mangeait généralement à notre faim, on avait un toit. Que demander de plus à la vie ?
Que représente la courageuse et combative Yamina, la mère de famille de votre roman, qui rêve de repartir en Algérie ?
A.S. : Oui, c’est la mère-courage dans toute sa splendeur. Un socle, qui vacille sous les coups du destin mais reste debout, parce qu’elle a charge d’âmes. C’était un être lumineux, et pas seulement pour ses enfants. On reste toujours estomaqués par sa résilience, alors qu’elle a traversé des épreuves qui auraient abattu bien des chênes... Oui, elle rêvait d’un retour, de plus en plus éthéré, elle était habitée par une nostalgie qui doit être le propre de tous les exilés, mais avait fini par se rendre à l’évidence : la vie de ses enfants était ici.
Le premier coup de cœur littéraire de votre enfance, c’est Fido, chien de berger, d’Enid Blyton, la créatrice anglaise du célèbre Club des Cinq. "Mon premier livre, mon ami, mon compagnon des jours gris, qui m’a amené à vivre des aventures palpitantes dans la montagne", écrivez-vous. Qu’a représenté pour l’enfant d’immigrés que vous étiez la découverte de la lecture, qui va rapidement devenir une passion émancipatrice ?
A.S. : Je me souviens encore très précisément du jour où le premier livre est rentré à la maison. C’était effectivement Fido, mais aussi par la suite la Comtesse de Ségur. La lecture est une grâce, surtout quand cela arrive tôt dans une vie. Elle permet de vivre mille vies, et quand on comprend cela... Les livres nous construisent, comme l’éducation que l’on reçoit. On rencontre les livres comme on rencontre des personnes, et cela peut changer votre vie. C’est ce qui m’est arrivé.
En racontant un demi-siècle d’histoire d’une famille franco-algérienne nordiste, vous brossez le portrait de la France ouvrière de la fin du 20e siècle. Il est question dans Si j’avais un franc, de pauvreté, d’identité, de racisme ordinaire et de mépris social mais aussi de courage, de combativité, d’intégration et de réussite sociale. Quel message souhaitez-vous transmettre à vos lecteurs et lectrices ?
A.S. : Je n’avais aucun message à transmettre lors de l’écriture du livre. Je voulais juste témoigner de ces destins, qui s’inscrivent dans l’Histoire. Ce sont les lecteurs qui ont tiré eux-mêmes des messages, et j’en ai été très surpris. Le courage face à l’adversité. L’optimisme malgré les hostilités de tous ordres. Des questions sur son passé, son présent, son avenir. La volonté de s’en sortir, et la force que l’on reçoit des autres, que ce soit de cette mère qui nous a inondé d’amour, mais aussi de ces êtres, maîtres ou assistantes sociales, qui ont tendu la main. La réussite sociale est une chose. La réussite vers le chemin du bonheur en est une autre. C’est cela qu’il faut cultiver.
Votre livre a été très bien accueilli et a récolté plusieurs prix. Avez-vous un autre roman en chantier ?
A.S. : Oui, très sincèrement je n’en reviens pas de cet accueil. J’ai reçu beaucoup de messages très émouvants de lecteurs, qui me disent souvent : je me reconnais dans votre histoire, et le portrait de Yamina, la figure centrale du livre, résonne chez beaucoup. Les prix, je les prends comme une reconnaissance, certes, mais avec beaucoup d’humilité. L’écho qu’un livre provoque chez le lecteur dépasse souvent l’auteur. Oui, j’ai un chantier en cours. L’écriture, comme la lecture, devient impérieuse. Cela reste toutefois un mystère, un travail d’artisan, on avance phrase après phrase, parfois dans le brouillard. Mais quel bonheur quand il se lève.
Propos recueillis par Achmy Halley, "Monsieur Vie Littéraire" de la Médiathèque départementale du Nord
Abdelkrim Saïfi participera à une rencontre animée par l’association littéraire Paroles d’Hucbald, samedi 22 juin 2024 à 15 h au Café des Sports de Saint-Amand-les-Eaux. Il dédicacera son roman dimanche 7 juillet (10 h - 17 h), sur le stand de la librairie ambulante Tours & Détours, Digue Nord, à Wimereux. Il participera à une rencontre organisée par la Mairie de Phalempin jeudi 14 novembre.
Extrait :
"Ah, si on était riche…"
"À la radio, on entendait des chansons qui parlaient d’argent. Avec Les millionnaires du dimanche, Enrico Macias faisait rêver à ce qu’on ferait si on touchait à
nouveau le tiercé, si possible dans l’ordre. Apparemment tout le monde avait le même rêve, heureusement que le tiercé existait, sinon la vie serait désespérante. Et puis Ivan Rebroff qui chantait Ah ! si j’étais riche…Ah, si on était riche on ferait quoi, les enfants ? demanda Yamina.
On n’en avait aucune idée. À part des chaussures à crampons et des bonbons, on ne savait pas ce qu’on pourrait avoir de plus.
C’était sans compter l’imagination débridée de Yamina : On achèterait une belle voiture, votre père arrêterait de travailler à l’usine, et il pourrait me conduire au marché !
Korichi leva le sourcil, esquissa un sourire. La Traction, on ne l’avait gardée que quelques mois, on n’avait même pas l’argent pour l’essence, alors à quoi bon ?
Puis on irait à la grande ville, à Maubeuge, avec la nouvelle voiture, acheter des vêtements pour toute la famille, continua Yamina. On prendrait des biftecks à la boucherie de la rue de la Gare, les riches en mangent tous les jours il paraît. On irait au Fami, on paierait les dettes de tout le monde, et puis… On connaissait la suite. Les valises. Le Bled. Le café sous le figuier.
Korichi mit fin au débat : On sera riche si je gagne au tiercé. Mais les enfants seront riches aussi s’ils travaillent bien à l’école. Ils mettront une chemise blanche. Avec un costume, en France. Ou une chemisette blanche, à Alger.
Il est des moments où les rêves s’embrument. On verrait ça plus tard, parce que dans l’immédiat l’important était de nourrir les siens, d’être le moins possible malade, que les enfants se comportent de façon respectable, qu’ils grandissent sans que rien ne leur arrive. On verra ça plus tard…"
Extrait de Si j’avais un Franc, pp.167-168
Le roman d’Abdelkrim Saïfi est disponible dans les collections de la Médiathèque départementale du Nord : Si j’avais un franc (éd. Anne Carrière, 2023)